5 mai 2014

L'art du faible - Notes de lecture

L'Ifpo (ici, en français en libre accès) partage le premier chapitre de Assaf Dahdah, L'Art du faible. Les citations sont en paragraphe décalé.

Il y est question des conditions de vie et d'installation des migrantes éthiopiennes (notamment) au Liban.

Cette migration a la particularité d’être encadrée par la pratique dite de la kafala qui place les travailleurs étrangers sous la responsabilité légale d’un tuteur, l’employeur. Dans le cas précis de la domesticité, ce dernier est garant de la présence de la migrante en tant que travailleuse domestique. La migrante doit vivre chez son employeur dont elle dépend entièrement, à charge pour lui d’assurer le salaire, de la loger décemment et de subvenir à ses besoins élémentaires. Ce système se base sur un partenariat entre les autorités publiques de contrôle des migrations et les agences de recrutement privées qui représentent la partie visible de cette économie de la domesticité. Pour partir au Liban, Les femmes passent par le biais d’intermédiaires locaux, généralement des agences, qu’elles paient. Les prestataires libanais leur versent aussi une rétribution pour chaque femme recrutée.

Photo 4 : Une agence de recrutement de domestiques étrangères à Hamra.
Une agence de recrutement de domestiques étrangères à Hamra. @Dahdah
Les classes moyennes libanaises qui recherchent des domestiques s'adressent à des agences intermédiaires qui facturent une assurance pour leurs services: entre 1500€ pour une Éthiopienne et 3000€ pour une Philippine, sans compter

une franchise de 1000 dollars US (750 euros) que l’employeur place à la Banque de l’habitat et qu’il récupérera lors du départ de la migrante, le coût du permis de travail et de séjour à renouveler tous les ans, soit environ 600 dollars US (450 euros). Ainsi que l’assurance médicale en principe obligatoire dont le coût annuel s’élève à environ 90 dollars US (70 euros). Elle peut être contractée dans de nombreux commerces qui font à la fois office de centre de téléphonie internationale et de transferts monétaires.
 Les migrantes doivent aussi indemniser, éventuellement à crédit, les agences de recrutement qui se font donc payer deux fois. Les tarifs changent selon les pays d'origine du fait des frais de transport et des
 « représentations ethno-professionnelles » entourant cette migration. Les Philippines, « Mercédès Benz des domestiques , sont ainsi considérées comme propres, instruites, parlant l’anglais et s’occupant bien des enfants ; les Sri Lankaises sont reconnues pour bien faire le ménage et être « dures à la tâche » ; enfin les Éthiopiennes semblent, comme les Sri Lankaises, pâtir de la couleur de leur peau, et sont considérées par des Libanais et Libanaises interrogés comme des femmes têtues, sans éducation ni instruction.
Ce classement "ethno-professionnel" affecte directement les salaires. Les Éthiopiennes ont particulièrement mauvaise presse et sont en butte au mépris, à la haine au quotidien. Il se recrée une relation du type colonisateur-colonisé.
 
Les circuits d'immigration parallèles se multiplient: les anciens aident les nouveaux-venus à passer sans payer de frais d'agence.

À l'arrivée à l'aéroport, les migrantes ne peuvent quitter l'aéroport que accompagnées par leur employeur qui devient leur tuteur légal.
 
Photo 6 : Panneau dans le hall de l’aéroport international de Beyrouth (2009).
À l'aéroport @Dahdah
Le salaire des domestiques est fixé par l'employeur. Généralement, il s'élève à 200$ par mois [150€] alors que le salaire minimum au Liban est de 500$, [350€]. La domestique doit être logée chez son employeur, il doit la nourrir.
 Selon le nouveau contrat de travail dit « unifié », une domestique ne doit pas travailler plus de dix heures par jour, elle doit pouvoir dormir huit heures de suite et bénéficier d’une journée de repos par semaine. Ces conditions censées être des obligations pour l’employeur ne peuvent faire l’objet d’aucune vérification par les autorités compétentes. 
En conséquence, les abus sont nombreux, les femmes exploitées s’enfuient de chez leurs employeurs et plus que les dénonciations, les morts répétées de domestiques au Liban – meurtres et suicides – ont poussé certains gouvernements – notamment éthiopien et philippin en 2006 – à interdire la migration de travail vers le Liban. Toutefois cette interdiction n’a pas été suivie d’effet. Les migrantes éthiopiennes comme philippines continuent de venir travailler au Liban par des chemins détournés 
Carte A
Carte A
 
 
Mais l'interdiction n'a pas fait baisser le nombre de migrantes. Elles cherchent à s'affranchir de la domesticité pour travailler à leur propre compte,
 nombreuses sont les femmes qui souhaitent partir vivre en Europe, et surtout en Grèce où se trouvent déjà de nombreuses Éthiopiennes qui ont vécu et travaillé au Liban.
 Moukarbel et Jureidini distinguent deux catégories de femmes sans employeur: les runaways n'ont plus de tuteur, de kafil dans la clandestinité et les free lancers, des femmes de ménage qui travaillent pour un salaire horaire entre 3 et 5 dollars de l'heure avec un prête-nom complaisant, dûment rétribué.
Ainsi, il devient fréquent de voir des migrantes travailler dans les « boutiques ethniques » ou dans les commerces libanais. Elles sont généralement embauchées de manière illégale puisque leur permis de séjour ne fait état que d’une présence au Liban censée se limiter à la domesticité. Dans les commerces éthiopiens ou philippins, notamment dans les salons de coiffure, la responsable est souvent une migrante. Certaines ont obtenu la nationalité libanaise suite à un mariage avec un Libanais. Elles emploient soit des femmes qui étaient présentes au Liban en tant que domestique, soit des femmes qu’elles font venir depuis leur pays d’origine dans le cadre d’un contrat de domesticité, généralement une amie, parfois une sœur ou une cousine.
Dans ce contexte d'illégalité, les arrestations arbitraires se multiplient. Parfois, les femmes restent en prison plusieurs mois avant d'être renvoyées vers leur pays d'origine. Cette situation a créé une mobilisation pour le respect des droits de l'homme.

Mais des migrantes passent les mailles du filet et se retrouvent dans certains quartiers de Beyrouth.
Le cas des femmes qui travaillent pour des entreprises d’entretien est particulier en cela que ces entreprises ont en principe des autorisations spéciales pour employer des migrantes. Il en est a priori de même pour les secteurs de l’hôtellerie, de la restauration mais aussi dans les hôpitaux dans lesquels travaillent les migrants en tant qu’agents d’entretien, femmes de chambre ou en cuisine. Il est cependant difficile de dire si tous les employeurs recrutent des migrantes de manière légale tant la loi est de ce point de vue ambiguë et appliquée au cas par cas, parfois en fonction des relations de chaque entrepreneur. En effet, le clientélisme et la corruption au Liban sont généralisés : ainsi quiconque, ayant des relations avec des responsables de l’administration ou des autorités chargées du contrôle des migrations et du travail, peut contourner la loi. 

Les mariages mixtes soulignent les inégalités administratives entre hommes et femmes, entre certaines régions (Syrie, Palestine) qui ouvrent à l'acquisition de la nationalité et d'autre qui la ferment.
La nationalité libanaise se base essentiellement sur le principe du jus sanguinis, ou droit du sang. Il ne s’applique officiellement que pour les hommes, autrement dit seul un Libanais peut transmettre la nationalité libanaise à son épouse après un an de mariage et ipso facto à leurs enfants. En revanche, une Libanaise « ne peut donner la nationalité ni à son mari ni à ses enfants, ce qui montre bien par où passe le canal de l’identité du groupe ».
Néanmoins, selon le ministère de l’Intérieur, il existe des règles d’exception concernant les femmes étrangères venues dans le cadre de la domesticité et qui se marient avec un homme libanais. Les autorités ont conditionné l’octroi de la nationalité libanaise à ces femmes uniquement après la naissance d’un voire deux enfants issus de cette union. Cette règle ne s’applique pas aux femmes étrangères originaires des pays arabes, plus particulièrement des pays du Golfe, ou des pays occidentaux. 
Un grand nombre de commerces ethniques (...) sont donc souvent la propriété de Libanais mariés à des Éthiopiennes, Philippines ou Sri Lankaises, ou qui emploient des migrantes. Les femmes sont alors chargées de la gestion du commerce. Nous assistons d’une certaine manière à la mise en place d’une économie qui articule intérêts économiques et nuptialité, dans le contexte d’une migration fortement marquée par le genre. 

Hiérarchisation sociale et ethnique, et rapports de domination deviennent ainsi le quotidien de milliers de migrantes dès leur arrivée sur le territoire libanais. Les restrictions sociales, spatiales et financières qui leur sont imposées ainsi que les violences dont elles sont souvent les victimes, poussent dès lors de nombreuses femmes à sortir du cadre légal pour se réfugier dans la clandestinité ou aux limites de la légalité. S’insérer dans les marges de la ville, fuir vers l’Europe ou finir en prison pour être renvoyées vers leur pays d’origine, est ainsi le sort de centaines de migrantes éthiopiennes, philippines, bangladeshies ou sri lankaises.
 Celles qui restent à Beyrouth en tant que femme de ménage, agent d’entretien, serveuse, vendeuse, coiffeuse ou prostituée, sont alors visibles dans les interstices de l’espace urbain. Les domestiques demeurent quant à elles « invisibilisées », depuis l’espace domestique où elles travaillent jusque dans les espaces publics où leur présence varie selon les temporalités et les espaces considérés.