29 sept. 2014

Genèse du Thatchérisme

Sébastien Navarro interviewe David M. Thomas sur les grèves des mineurs en Angleterre en 1984-85 (ici, dans Article 11, en français). Les mines avaient été nationalisées par le Labour, le parti travailliste à la fin de la deuxième guerre mondiale.

Extraits.

[sur la genèse de la grève]
Thatcher a aussi séduit une partie des classes populaires en proposant aux habitants des HLM d’acquérir leur appartement à un prix bon marché. C’était une idée de génie : en sécurisant ces gens, elle les fidélisait à vie à son parti. Pour eux, cela représentait un semblant d’ascension sociale vers la middle class, quand bien même ils continuaient d’aller bosser en bleu de travail. »
Comment a-t-elle entamé sa croisade anti-syndicale ?
« Au cours des années 1970, elle avait rallié autour d’elle les ”durs” de la droite, des gens comme Keith Joseph, partisans d’une politique monétariste inspirée de Milton Friedman et visant au laminage de la classe ouvrière. Elle a ensuite imposé sa vision politique au sein du Parti conservateur. Une fois cette nouvelle direction en place, c’était gagné : l’électeur lambda de droite se fichait pas mal de ce glissement tectonique et idéologique des conservateurs. Lui n’avait pas l’impression de voter pour un projet de quasi guerre civile contre la classe ouvrière ; il voulait juste accéder à la propriété.
JPEG - 73.1 koAlors qu’ils étaient encore dans l’opposition, les conservateurs avaient préparé leur coup en établissant un plan détaillé de guerre frontale contre les syndicats. En 1976, ils ont conçu le célèbre Ridley Report : l’idée était de s’en prendre d’abord à un syndicat peu combatif, puis de monter en puissance. Une fois au pouvoir, en 1979, le gouvernement thatchérien a ainsi commencé par attaquer un syndicat mollasson de fonctionnaires, celui de la base de renseignements de Cheltenham, spécialisée dans le contre-espionnage. Il a suffi aux conservateurs de prétendre que les syndicats n’avaient pas leur place dans une structure aussi sensible parce que les syndicalistes étaient avant tout… des soviétiques de mèche avec l’URSS. Pour des raisons de sécurité nationale, il fallait donc les virer. Ce qui a été fait. Ayant pris la température du mouvement social et constaté l’absence de réaction, les conservateurs sont passés à l’étape suivante, en visant un bien plus gros morceau : le syndicat des sidérurgistes.
À l’époque, les corporations des sidérurgistes, des cheminots et des mineurs étaient réunies au sein d’une triple alliance : si un syndicat était attaqué, les deux autres étaient censés se mettre en grève pour le défendre. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé quand les sidérurgistes furent pris pour cible au début des années 1980 : les mineurs ont fait grève pour les soutenir. Sauf que les sidérurgistes ont finalement capitulé et accepté la fermeture de certains sites.
Une fois leur cas réglé, il était temps de passer à l’ultime étape. Soit le syndicat le plus puissant et le plus riche, le vrai ennemi : le National Union of Mineworkers (NUM). Un plan de fermeture d’une vingtaine de puits jugés déficitaires a lancé les hostilités. Le 5 mars 1984, les mineurs ont réagi en se mettant en grève. »

 (...) [sur la grève elle-même]

JPEG - 25.3 ko« L’hiver approchait et la demande de charbon augmentait, ce qui aurait dû favoriser les mineurs. Mais le camp d’en face a augmenté la pression. Par exemple, dans le charbonnage de Fitzwilliam (Yorkshire), les flics menottaient dos à dos leur prise de guerre, les mineurs interpellés ; puis, ils les passaient à tabac, jusqu’à l’inconscience. Ou encore, ils les rouaient de coups dans les paniers à salade.
Les policiers de Londres, les ”Mets” de la Metropolitan Police, étaient les pires. Chaque fois qu’ils passaient un mineur à tabac, ils collaient une étoile sur le plafond de leur camionnette. Comme une collection de trophées. Le Nord était devenu une sorte d’État policier et il y avait des barrages partout. Les flics nous considéraient plus ou moins comme de la vermine, et ceux venus du Sud nous lançaient régulièrement des ”Northern scum !”. ”Scum” est encore plus péjoratif que ”racaille” ; à leurs yeux, nous étions une sorte de race inférieure. »
Comment qualifierais-tu ces mineurs qui ont été capables de tenir un tel siège pendant un an ?
« Hargneux. Honnêtes. Déterminés. Résolus à tenir le temps qu’il faudrait. Avant de rejoindre le Nord, je me souviens avoir vu, dans un reportage de la BBC, l’interview d’un mineur et de son épouse. Je n’oublierai jamais le visage de la femme, sa détermination quand elle a dit : ”We’ll eat grass first !” Plutôt bouffer de l’herbe que reprendre le travail.
À la Noël 1984, les étudiants de Manchester ont monté un spectacle pour les enfants de mineurs, qui souvent ne mangeaient pas à leur faim. L’étudiant en arts dramatiques qui avait mis en scène le spectacle me connaissait, nous étions tous deux membres du comité de soutien, et il m’a montré les cadeaux empilés au pied de la scène et destinés aux enfants. Ils étaient emballés, bien sûr, mais la forme de ce qu’ils contenaient se lisait facilement. Il s’agissait de boîtes de conserve. De quoi manger. »